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Topic: Biodiversité : du flou, mais pas de loup
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Biodiversité : du flou, mais pas de loup
on: January 14, 2014, 17:24

Biodiversité : du flou, mais pas de loup


Par Daniel Suri


Le monde est maintenant en voie de construire un avenir de vie en harmonie avec la nature.


(ONU, Décennie pour la biodiversité 2011-2020)


Perspectives mondiales de la diversité biologique, 3e édition (2010). Secrétariat de la Convention sur la diversité biologique, Montréal, p. 28 (données UICN)


❖ Une notion floue : à partir de la fin des années 1980, est plus encore à partir de la Conférence de Rio sur la diversité biologique (CDB, 1992), la notion de biodiversité vient supplanter celle de diversité biologique. Elle y ajoute essentiellement deux éléments : la prise en compte de l’habitat des espèces et des relations entre celles-ci. Un troisième élément va s’y joindre, non sans ambiguïté : l’intégration de l’espèce humaine et de son action. Les ambiguïtés de cette intégration sont du même ordre que l’évocation du facteur anthropique dans le changement climatique : l’action « de l’homme » masque celle, décisive, du capitalisme industriel et productiviste. Aucune science ne s’occupe de la biodiversité pour elle-même, elle est à la confluence de plusieurs démarches scientifiques. Son interprétation polysémique lui vaut d’être qualifiée de mot-valise et génère un large consensus.


❖ L’inventaire de la biodiversité est un casse-tête : contrairement au changement climatique qui peut s’exprimer dans un symbole simple (l’augmentation de la température du globe à la fin du siècle), la biodiversité est toujours à la recherche d’un critère symbolique est unifiant. Il se peut du reste qu’il n’y en ait pas vraiment de pertinent. La rapidité de l’extinction d’un certain nombre d’espèces suivies pourrait l’être, mais son évaluation oscille dans une fourchette entre 100 et 1000 fois plus que la disparition des espèces provoquée par l’évolution naturelle. Des chiffres qu’une récente dispute scientifique a voulu ramener respectivement à 40 et 400. Ce qui évidemment et quoi qu’il en soit reste toujours beaucoup trop élevé. Par ailleurs, la courbe des découvertes d’espèces (dues à l’intensification de la recherche) risque fort d’écraser celle des disparitions. Le recensement de la vie sous-marine de 2010, Census, dénombre 250’000 espèces et extrapole leur nombre à un million pour les espèces « classiques », bactéries et archées pouvant dépasser les centaines de millions; en 2012, on a compté 18’000 nouvelles espèces sur la planète. Comme l’on ne connaît pas vraiment le nombre d’espèces eucaryotes (si on laisse donc de côté les archées et les bactéries, dont le rôle dans la biodiversité est pourtant essentiel), les évaluations vont de 2 à 30 millions (voir plus) d’espèces peuplant la Terre. Cet inventaire ne sera sans doute pas terminé avant que de nouvelles espèces n’aient disparu. Le fait que l’estimation des atteintes à la biodiversité ne donne pas lieu à une polémique violente comme celle sur le dérèglement climatique ne tient pas à une rigueur scientifique plus robuste, mais relève d’une part du côté consensuel de la notion et d’autre part de la configuration différente des intérêts mis en cause. Ce floue statistique rend très difficile l’estimation du moment présent dans la marche vers la 6e extinction de masse, un terme contesté par certains scientifiques qui arguent qu’une extinction de masse agit à l’échelle des familles et non pas à celles des espèces ou des genres. En l’absence de critère clair d’évaluation de la phase actuelle, ce sont des considérations philosophiques et idéologiques ou encore l’influence de la spécialisation professionnelle qui jouent. Ainsi l’historienne des sciences Valérie Chansigeau, qui se situe dans la lignée de G. P. Marsh, premier écologiste américain très critique vis-à-vis de l’impact de l’action humaine sur la nature, écrit : « L’heure est grave, car tous les faits montrent que la vie sur Terre connaît actuellement l’un des plus grands bouleversements de son histoire » (L’homme et la nature. Une histoire mouvementée, Delachaux et Niestlé, 2013, p.7). Confirmant que la sixième extinction est bien en marche, une étude de paléobiologistes de l’Université de Californie a été publiée dans Nature 2011. L’auteur principal de cette étude, Anthony Barnosky note néanmoins : « Jusqu’à présent, seuls 1 à 2 % de toutes les espèces se sont éteintes dans les groupes que nous connaissons. Il semble que nous ne sommes pas très avancés dans la voie de l’extinction. Nous pouvons encore en sauver beaucoup » (AFP, 2.3.2013). Spécialiste de la disparition des dinosaures et de la paléontologie des vertébrés, Eric Buffetaut écrit : « le concept de « sixième extinction » provoquée par l’homme est sans doute un peu vague et difficile à intégrer dans le tableau des grandes extinctions qui ont ponctué l’évolution du monde vivant. Il n’en a pas moins l’intérêt d’inciter à la prise de conscience d’un problème qui n’est que trop réel. » (Sommes-nous tous voués à disparaître ? Idées reçues sur l’extinction des espèces. Le Cavalier bleu, 2012, p. 136).


❖ Liste rouge et indice Planète vivante : des succédanés. Cette absence de critère numérique précis a entraîné le développement de succédanés : la liste rouge mondiale des espèces menacées de l’UICN (Union internationale pour la conservation de la nature) et l’indice Planète vivante du WWF (World Wildlife Fund). Ces deux indicateurs se basent sur une sélection d’espèces qui n’est pas sans reproches. Par exemple, la liste de l’UICN ne comporte qu’un seul parasite (un morpion), malgré la mobilisation des parasitologues soulignant la valeur intrinsèque et utilitaire de ces espèces. Plus encore, les parasites hôtes d’espèces disparues, éteints en même temps qu’elles, ne figurent même pas sur la liste concernée. La sélection reflète ainsi un anthropocentrisme bien daté qui séparait le monde vivant en espèces utiles et nuisibles. L’Indice Planète Vivante global (que le WWF compare significativement à un indice boursier suivant la valeur d’un panier d’actions !) montre que, sur la base d’un suivi de près de 8’000 populations d’espèces vertébrées, il a baissé d’environ 30 % depuis 1970 :


En l’absence de toute référence à un capitalisme mondialisé réellement existant, l’IPV peut rapidement se transformer en mise en accusation des pays tropicaux (ou du Sud plus généralement) :


Rappelons ici les liens étroits et ambigus qu’entretiennent les deux principales organisations environnementales (UICN et WWF) en charge de la biodiversité avec les multinationales et les grandes entreprises que ce soit par le biais de partenariat ou de dons. C’est une dimension importante du consensus sur la biodiversité et des politiques de sauvegarde ou de conservation de cette dernière.


❖ Les trois piliers de la biodiversité ne sont pas si univoques : pour pallier l’absence de critère précis et parlant du déclin ou de l’effondrement de la biodiversité et pour expliciter aussi ce dernier terme, on dispose de la triade « officielle » de ses composantes : il s’agit alors de sauvegarder la diversité des gênes, des espèces et des écosystèmes. On introduit ainsi la dimension de niveaux de biodiversité, ainsi que des aspects nettement qualitatifs. Personne ne peut s’imaginer qu’il s’agit de sauver la totalité des gènes vivants, mais bien de se préoccuper d’une diversité génétique, susceptible de fournir un potentiel évolutif aux différentes formes de vie. Notons toutefois qu’il n’y a pas de définition du gène en tant qu’entité physique et qu’il n’y pas non plus consensus sur le nombre de gènes présents, par exemple, dans le génome humain (voir Qu’est-ce qu’un gène ? La fin d’une évidence par Richard. M. Burian, in La Vie et alors ? Débats passionnés d’hier et d’aujourd’hui, sous la dir. de Jean-Jacques Kupiec, Belin, 2013, pp. 115-130). Si les espèces représentent certainement la variable qui « parle » le plus en matière de biodiversité, leur définition n’est pas sans poser problème (ni avoir de sérieuses conséquences quand les politiques de conservation de la faune p. ex. dépendent de l’espèce à laquelle l’animal appartient ou pas). Les deux critères retenus pour déterminer une espèce (morphologie et interfécondité) ne permettent pas toujours de trancher. Parmi les cas les plus connus d’indécision, il y a ceux de l’éléphant africain de la savane et de la forêt — deux sous-espèces dont l’ADN diffère pourtant entre elles autant qu’avec celui du mammouth laineux ! — et celui du loup de l’Algonquin (loup gris, loup roux ? Espèce métissée de coyote ?) montrent que nous ne sommes pas là on plus devant une mécanique de précision horlogère. Reste enfin la notion d’écosystème. Son créateur, le botaniste A.G. Tansley a toujours défendu le point de vue qu’il s’agissait d’une opération mentale dont le premier acte consistait à séparer l’écosystème à étudier du reste de l’univers. Il s’agirait donc moins d’une réalité tangible que d’un outil intellectuel. L’écosystème découpe donc des entités très différentes, qui vont de la communauté de bactéries dans une flaque d’eau à la Terre entière. Qui plus est, longtemps analysés comme des systèmes à l’équilibre (climax) les écosystèmes sont aujourd’hui vus comme des trajectoires. Autrement dit, ils naissent, se développent et meurent. Cette dynamique, qui est aussi celle de l’évolution, interdit de penser la biodiversité en terme de conservation fixe, mais oblige à la saisir comme une réalité mouvante, aux contours imprécis, qui serait le potentiel évolutif de la nature (espèce humaine y comprise). Mentionnons aussi, pour rappel, que « si nous avons quelques idées sur la nature et l’importance du déclin de la biodiversité qui se voit et se laisse décrire, nous ne savons pratiquement rien de la biodiversité réellement fonctionnelle, celle qui fait tourner les écosystèmes et qui est essentiellement invisible. Il s’agit des procaryotes — bactéries, cyanobactéries, archées — qui se chiffrent probablement par dizaines de millions, voire milliards d’entités vivantes et qui jouent un rôle essentiel dans les cycles biogéochimiques » (Ecologie de la santé et biodiversité, sous la dir. de M. Gauthier-Clerc et F. Thomas, De Boeck, 2010 p. 38).


❖ Espèce humaine ou capitalisme ? En intégrant dans la diversité biologique, puis dans la biodiversité l’espèce humaine, la CDB et ses suites procèdent à une deuxième rupture de paradigme (le premier étant l’attention donnée aux interrelations entre ses trois composantes). Le problème est que sous couvert de cette intégration de caractère épistémologique, pourrait-on dire, il s’agit d’accueillir dans la biodiversité non seulement homo sapiens, mais aussi l’état actuel du développement de la société dans laquelle il vit, c’est-à-dire le capitalisme mondialisé. Dès lors, la biodiversité ne relève plus simplement du savoir des biologistes; construction sociale, elle est traversée par les enjeux les conflits socio-économiques. Il est symptomatique que la CDB, en ouvrant la voie à la conservation de la biodiversité, définisse en même temps certaines règles de son appropriation, selon l’adage « ce qui n’a pas de propriétaire ne peut être que dilapidé. ». Le terme de conservation ne doit donc pas tromper : depuis longtemps, les principales organisations de sauvegarde de la nature ont choisi le conservationnisme contre le préservationnisme. Dans l’acception anglo-saxonne du terme, le premier implique l’ouverture aux activités de « l’homme », alors que le second défendait une sanctuarisation de la nature. Cette ouverture au capitalisme et aux multinationales faite à Rio est mentionnée clairement à l’article 1 de la Convention, qui place dans ses objectifs « l’utilisation durable de ses éléments [de la biodiversité, nda] et le partage juste et équitable des avantages découlant de l’exploitation des ressources génétiques ». Les grands groupes de l’agrobusiness pouvaient ainsi accaparer les ressources qui les intéressaient (« l’Arche de Noé végétale » sur l’île de Svalbard, véritable coffre-fort des semences mondiales, financée par Bil Gates, Rockefeller, Syngenta, Monsanto et le gouvernement norvégien est plus qu’un symbole parlant de cet accaparement). Quant au partage juste et équitable des avantages issus des connaissances, innovations et pratiques de peuples autochtones (article 8j), un militant quechua dira « C’est comme se réveiller au milieu de la nuit et se rendre compte que votre maison est en train d’être cambriolée. Sur le pas de la porte, les voleurs vous disent de ne pas vous inquiéter et vous promettent de vous donner une part des profits qu’ils réaliseront en vendant ce qui vous appartenait ». (La Propriété intellectuelle contre la biodiversité ? Géopolitique de la diversité biologique. CETIM, 2011, p. 43.)


❖ Le développement de cette marchandisation du vivant va s’appuyer sur la notion de services écosystémiques, afin d’intégrer la biodiversité à la régulation marchande, ce qui nous vaudra ces calculs fantasmagoriques sur la valeur de la biodiversité. Les organisations de sauvegarde de la nature, comme l’UICN, le WWF (et les fédérations agissant au niveau national, comme France Nature Environnement) ont joué un rôle clef auprès des entreprises et des gouvernements pour propager cette nouvelle manière d’internaliser les externalités, qui trouvera sa consécration dans l’Evaluation des Ecosystèmes pour le Millénaire en 2005. Non sans effet en retour, puisqu’un des cadres de l’UICN n’hésite pas à déclarer « La nature est de loin la plus grande entreprise du monde » (Terre et Nature, 18 mai 2012; il s’agit de Jean-Christophe Vié, directeur adjoint du Programme pour les espèces); dans le même esprit, n’oublions pas non plus l’ouvrage « La vie, quelle entreprise ! » de Robert Barbault et Jacques Weber. Le premier était jusqu’à son décès membre du Conseil scientifique de la Fondation Nicolas Hulot. La marchandisation du vivant est un vaste domaine, allant des cellules souches jusqu’au climat. Les questions liées à la préservation dynamique de la biodiversité dans le capitalisme réellement existant touchent une série de secteurs encore plus vastes.


❖ Les secteurs directement concernés (liste indicative) :


• l’agriculture


• l’aménagement du territoire


• la forêt


• les eaux intérieures


• les eaux marines et côtières


• les montagnes


• le sol


• le climat et ses changements


• la faune, la flore et leur biotope


• les sources de pollutions


• etc.


❖ Revendications concrètes et politique de la biodiversité : si un accord peut être trouvé rapidement sur des revendications concrètes et élémentaires comme la fin de la surpêche (mais par quels moyens ?), d’autres peuvent plus facilement donner lieu à débat. Rappelons ici les positions tranchées en matière de réintroduction du loup de l’écologiste José Bové, visiblement convaincu de l’absolue contradiction existant entre l’économie pastorale et l’existence du canidé en question. De même, le choix d’une agriculture paysanne et non pas industrialisée peut être validée sans problème, mais la question de la politique agricole n’en est pour autant pas résolue : agriculture exclusivement bio ou non ? Revendications locavoristes ? Mesures de transition entre l’agriculture conventionnelle ou industrielle et une agriculture contribuant à la biodiversité ? A cela s’ajoutent des questions concernant la politique de la biodiversité en tant que telle : que faire des programmes de sauvegarde des espèces, des parcs nationaux et des aires protégées, souvent érigé sur l’exclusion des populations locales ? Que proposons-nous en matière de « points chauds de biodiversité » cette nouvelle politique de conservation de la biodiversité ? (« hotspots » : milieux abritant une densité maximale — au moins 1’500 espèces de plantes endémiques — et ayant perdu 70 % de leur habitat naturel; ces 25 points chauds concentrent 44 % des espèces de plante sur 1,4 % de la planète). A un niveau plus régional, le soutien à des couloirs biologiques se justifie-t-il ? Que disons-nous à propos de la réconciliation homme-nature dans le cadre des « réserves de biosphère », avec son système des trois zones (conservation intégrale, préservation et développement, zone périphérique de transition) ? Pour bien faire, nous devrions pouvoir avancer dans la définition d’un certain nombre de lignes directrices et de discussion sur des revendications concrètes possibles.


D. Süri/6.1.2013


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