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Topic: A quoi bon être décroissant à l’époque de l’anthropocène ?
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A quoi bon être décroissant à l’époque de l’anthropocène ?
on: January 12, 2014, 23:11

A quoi bon être décroissant à l’époque de l’anthropocène ?


Par Michel Lepesant


Ce texte prétend être un plaidoyer pour les expérimentations minoritaires à une époque où tout résidu d’espérance politique semble avoir disparu pour laisser place à la gestion quotidienne des concessions que les dominés et leurs représentants ne cessent d’accepter en faveur des dominants. Que devons-nous (nous) demander pour que ces expérimentations soient joyeuses ?

1- L’Anthropocène fournit un cadre paradoxal

• L’Anthropocène, c’est l’espèce humaine comme force géologique ; premier paradoxe qui signifie le croisement de la temporalité accélérée de Histoire, qui est celle des humains des Temps modernes, avec la temporalité géologique des millénaires et des millions d’années. L’évolution biologique marque déjà une irruption de l’Esprit dans la Matière mais là non seulement la temporalité géologique est encore plus lente que celle de l’évolution biologique mais l’intervention humaine est particulièrement brutale.

• D’où un deuxième paradoxe : si l’espèce humaine est une force géologique, pourquoi cette force, pour les humains, se vit-elle dans l’impuissance et la faiblesse ? En effet, ne faut-il pas constater que la bifurcation provoquée par la thermo-industrie (l’industrialisme du feu) a d’ores et déjà provoquée des modifications irréversibles, irrévocables, définitives (mais quelle est l’échelle de cet irréversible) ?

• C’est là qu’il faut admettre que si l’Anthropocène marque la rencontre de la Nature et de l’Histoire, de la lenteur géologique et de l’accélération industrialiste, cela ne signifie pas que l’humain a trouvé une capacité de maîtrise sur la géologie. Même à l’ère de l’Anthropocène, c’est l’inertie géologique qui continue de déterminer le cours de nos agir humains (que nous appelons Histoire). Le « vieil » Aristote le savait déjà : « Si vous avez lâché une pierre vous n'êtes plus capable de la rattraper. Pourtant il dépendait de vous de la jeter et de la lancer, car le principe de votre acte était en vous. » Ethique à Nicomaque..

• Ce qui signifie très concrètement que notre affaire à nous n’est pas de sauver la Nature mais bien de sauver l’Humain. Sans l’Humain, il n’y a aucune raison que la Nature disparaisse, au contraire même. La réciproque n’est pas vraie : sans la Nature, l’Humain ne peut pas survivre. « Il faut sauver les espèces animales en danger non pas parce que nous en avons besoin, mais parce que nous avons besoin de développer les qualités humaines nécessaires pour les sauver, et ce seront celles-là dont nous aurons besoin pour nous sauver nous mêmes. »

Ce n’est donc pas en tant qu’espèce humaine que nous devons répondre sans attendre ; mais c’est en tant qu’Humains que nous devons affronter l’époque de l’Anthropocène.

Si « le changement climatique est une conséquence non voulue des actions humaines » , s’il ne sert à rien de se raconter que le capitalisme désire le changement climatique parce qu’il suffit de constater qu’il y consent (c’est là qu’il faudrait encore lire Aristote qui permet de distinguer, dans le « voulu », entre le « désiré » et le « consenti »), comment pouvons-nous quand même vouloir politiquement réagir ?

2- Que peut-il rester de politique à l’époque de la révolution technologique permanente ?

Voilà donc l’enjeu imposé par ce cadre de l’Anthropocène : comment l’Humain, dans sa temporalité propre, alors même que sa puissance technologique l’a fait devenir une force géologique (sans maîtrise technique réelle), peut-il retrouver une maîtrise (politique) ?

Les conditions d’une décroissance joyeuse

Comment une joie est-elle possible alors que l’Anthropocène signifie d’abord le sentiment paradoxal de l’impuissante puissance de l’Humain ?

Il y aurait deux façons de nier cette épuisante impuissance, deux manières de se laisser méduser, deux façons de ne pas assumer l’époque de l’anthropocène : 1/ chercher la joie dans (l’enfer d’) une jouissance par la violence ; 2/ se raconter que la joie est à portée de paradis, ah ! si tous les bisounours se donnaient la main…

 Il faut sans ambiguïté évacuer immédiatement la solution de la violence : sous la forme par exemple d’une dictature verte.

o Il faut en particulier refuser une esthétisation de la violence, une héroïsation de la contre-violence qui prétendrait que la violence peut être joyeuse.

o On peut ainsi laisser la place à ce qui va animer nos initiatives : le bien, celui du bien-vivre, du bien-faire, de la bienveillance et du bon usage. Nous devons même préférer une banalisation du bien plutôt que son héroïsation .

 Pour autant, cette banalité du bien ne doit pas nous faire basculer dans l’enthousiasme naïf des lendemains qui chantent. Ce n’est pas du jour au lendemain que l’on peut trouver plaisir à se contenter des produits de saison, à se passer des gadgets technologiques qui inspectent nos vies quotidiennes : il faut s’accoutumer à la décroissance. Et, en attendant, le « dé » de la décroissance, celui de la transition d’une société de croissance à une société d’a-croissance, devra aussi être le « dé » de la dé-production, de la dé-consommation (du superflu), de la dé-colonisation. Ce « dé » est plus pénible que joyeux, il ne faut pas se le cacher.

Arrive ainsi la question politique par excellence, celle de la transition : quelle est la première des décolonisations de notre imaginaire politique qu’il faut effectuer pour entamer ?

Changer le monde sans prendre le pouvoir

Nous ne pouvons plus avoir de croyances dans une prise préalable du pouvoir (central et/ou institutionnel) pour changer le monde.

• Nous venons d’éjecter la « voie de la rue » : on vient donc de se priver de la joie de l’insurrection qui vient.

• Et nous sommes en train de faire de même avec la « voie des urnes » : on se prive de la joie de la victoire électorale). Car, dans quelle mesure la victoire à un scrutin permettrait réellement d’utiliser la puissance de l’Etat et des collectivités territoriales (« La puissance de l’Etat et des collectivités, malgré les reculs des dernières décennies, reste considérable », affirme Philippe Bihouix ) ? Car nous avons la conviction que l’Etat et les collectivités ne pourraient réussir à transformer leur pouvoir (de dominer top-down) en puissance réelle de transition qu’à condition de baigner dans une hégémonie culturelle déjà acquise à la décroissance. Cette hégémonie doit donc être préparée par une stratégie de basculement opérée par la puissance des expérimentations sociales et écologiques. Faute d’une telle « préparation », comment pourrait-on croire, par exemple, que l’élite du Nord global pourrait se laisser déposséder de ces pouvoirs ?

Joie et tristesse de l’engagement.

Mais alors que pouvons-nous savoir et que devons-nous faire pour nous permettre d’espérer une transition ? Individuellement ou collectivement ?

Miguel Benasayag et Angélique Del Rey caractérisent notre « époque obscure » par son attachement au « mythe de la société des individus ». Dit autrement, cette thèse renvoie à celle de François Flahaut : notre époque oublie que « la co-existence précède l’existence ». Politiquement (et positivement) cela revient à considérer la société comme un bien commun.

« Croyant avec la plus grande ferveur en son moi, l’individu ne réagit pas à ce qui détruit la vie, à commencer par la sienne propre ! Dans la cassure des liens, il ne voit que sa propre affirmation alors que sa nature même s’y dilue… Indépendamment donc de sa valeur, la structuration objective de ce mythe piège l’humanité, produisant une grande impuissance. Or, l’obscurité de notre époque est précisément le produit de cette impuissance. L’obscurité ou la luminosité d’une époque dépendent en effet de l’existence de possibilités concrètes de dépassement des problèmes qui menacent la vie, sous toutes ses formes. »

Mais le fait de vivre dans une époque « triste » n’interdit en rien de développer de la « joie » dans nos engagements. Comme le rappellent Angélique Del Rey et Miguel Benasayag, il faut à la suite de Spinoza entendre « par joie l’augmentation objective de la puissance d’agir et de comprendre dans chaque situation, et par tristesse, sa diminution » .

Qu’est-ce qui fait qu’une alternative est « concrète » ? Les 3 pieds politiques de la décroissance

Dans une époque obscure, il n’est plus temps pour jouer les prophètes (de bonheur comme de malheur), il n’est plus temps de s’en remettre aux victoires électorales ou insurrectionnelles (victoires qui ne viennent jamais ; car, même ces victoires, faute d’hégémonie culturelle, ne sont en réalité que des défaites). Par conséquent, il faut sans illusion et sans attendre passer aux alternatives concrètes.

Qu’est-ce qu’une alternative « concrète » ? Est « concret », ce qui n’est pas « abstrait ». Abstraire, c’est écarter, mettre de côté, séparer une partie du tout.

En apparence, une « alternative concrète », c’est d’abord une « expérimentation sociale », celle de nos amaps, de nos monnaies locales, des habitats mobiles et légers, de tout ce qui couvre les besoins humains essentiels, y compris ceux de « haute nécessité » : nourriture, logement, santé, éducation, culture, toutes ces interdépendances qui conditionnent une autonomie généralisée de la vie…

Mais en réalité, ces expérimentations, qui sont nécessaires, sont insuffisantes. En tant que « pied des expérimentations », elles doivent s’articuler avec le « pied du projet » et le « pied de la visibilité ».

La thèse que nous défendons signifie :

 Nous n’avons pas seulement besoin de vivre autrement, nous avons aussi besoin d’une autre théorie et d’une autre politique.

 Nos expérimentations minoritaires sont sans attendre des initiatives ascendantes, bottom-up.

 Mais ces expérimentations appellent à l’aide car, seules, elles sont insuffisantes, c’est-à-dire « abstraites ». Elles doivent s’articuler avec un travail idéologique de projet et une visibilité politique. A une condition expresse : ces deux autres pieds, eux aussi, doivent être pratiqués de façon ascendante.

 Chacun des trois pieds (même pratiqué bottom-up), s’il se croit suffisant, devient abstrait. Explicitement, cela signifie que la cohérence d’un projet idéologique (le « nouveau paradigme ») est peine perdue si elle ne se nourrit pas de la pratique des expérimentations minoritaires et des frottements propres aux débats politiques. Cela signifie qu’il est bien inutile de battre les estrades électorales si les revendications ne sont articulées ni à des pratiques déjà réelles d’un monde désirable ni à la cohérence d’un projet radical de transition.

 Encore plus explicitement : bien sûr les intellos et les politiciens restent dans l’abstraction des discours. Mais le « terrain », lui aussi, n’est qu’une « abstraction » s’il ne nourrit ni ne se nourrit d’un travail de projet et d’une confrontation politique par l’épreuve des élections.

il faut donc vraiment mettre en garde contre le danger d’une conception restreinte du bottom-up qui limiterait les alternatives concrètes aux seules expérimentations « de terrain », voire à la simplicité volontaire ( appauvrissement volontaire).

3- Pied du projet : nous avons besoin d’un projet radical de transition

Les décroissants ont besoin que des chercheurs théorisent nos pratiques tout autant que les praticiens se mettent à théoriser leurs pratiques.

Nous n’avons pas besoin d’experts qui vont étudier nos pratiques pour nous éclairer ; nous n’avons pas non plus besoin de praticiens abstraits qui se mettent à hurler ou, pire encore, à soupirer dès qu’il s’agit de prendre le temps lent et long de la discussion, celui qui cherche les mots à mettre sur les maux.


Nous avons besoin d’une radicalité : non pas celle de la posture intransigeante mais celle de la cohérence (systémique).

Une telle radicalité-cohérence recoupe les trois significations de la « racine » : bien sûr la profondeur, dans la verticalité du creusement mais aussi dans l’horizontalité du rhizome ; la solidité et la consolidation de l’enracinement ; et enfin la continuité des racines héritées qu’il faut conserver et protéger. Une telle cohérence entraîne les décroissants à ne pas seulement critiquer le capitalisme mais aussi à critiquer les critiques du capitalisme (pour se débarrasser de beaucoup d’« ismes » : historicisme, fonctionnalisme, messianisme et déterminisme).

 Nous n’avons pas besoin d’une vision linéaire de l’Histoire : ni la ligne droite du progrès, ni la variante de la bifurcation mais un buisson des autres mondes possibles. Le mythe de la bifurcation n’assume pas une histoire qui ne soit plus une histoire dans le sens du progrès.

 Nous devons nous méfier de l’usage de la catastrophe, de celui de l’urgence et même de la crise, variante de la contradiction qui vient. La crise, les crises, sont certainement des causes de la critique mais ce ne sont pas des raisons : nous ne faisons pas des expérimentations parce que nous sommes dans la crise, parce que ça va mal : nous le faisons parce que cela nous fait du bien, dans la joie. Le danger avec la mise en avant de la catastrophe, c’est de ne confier la motivation qu’à la peur comme sentiment d’exister ; j’ai peur donc j’existe (le stress, le border line adolescent, se faire peur même là où il n’y a aucune raison). Il faut plutôt passer d’une « heuristique de la peur » à une « heuristique de la joie ».

 Nous avons donc besoin non pas d’avoir peur mais d’agir sans attendre , sin esperar. Quand on constate que la motivation n’implique pas la mobilisation (l’indignation, et après ?), il faut peut-être commencer par agir sans espoir ni désespoir. « Ce monde absurde et sans dieu se peuple alors d’hommes qui pensent clair et n’espèrent plus » , et qui recherchent l’efficacité non du typhon mais de la sève. C’est pourquoi les décroissants ne cherchent pas le pouvoir pour renverser demain mais ils comptent sur la puissance pour s’immiscer maintenant : il ne s’agit pas tant de détruire le capitalisme que de refuser, immédiatement, de continuer à le fabriquer.

 Nous avons besoin de donner une priorité idéologique au « quand bien même » sur l’argument de la nécessité. Pour justifier nos critiques contre le nucléaire et les gaz de schiste, nous n’avons pas besoin de fausses pistes (en rêvant par exemple d’une abondance d’énergie libre). Quand bien même le capitalisme serait une réussite économique, quand bien même nous disposerions de richesses économiques abondantes, quand bien même nous trouverions une source infinie d’énergie, quand bien même les stocks de la nature seraient infinis, nous défendrions quand même une société juste (socialement), responsable (écologiquement), décente (humainement) et démocratique (politiquement). Nous refuserions toute vie-en-commun fondée sur un principe d’illimitation .

4- Pied de la visibilité : nous avons besoin que des décroissants aillent aux élections portés par de « belles revendications »

Stratégiquement, les décroissants doivent davantage compter sur un basculement par la puissance des minorités plutôt que sur le renversement par le pouvoir de la majorité : nous avons besoin de sortir de l’illusion de la prise préalable du pouvoir.

Ce qui n’interdit pas la visibilité politique : mais sans ignorer les dérives du visible en spectaculaire : car c’est ainsi qu’une alternative concrète ou une lutte, dès qu’elles acceptent une exigence de visibilité, risquent bien à cet instant de devenir invisibles dans ce qu’elles sont réellement : elles ne sont plus, elles ne paraissent que pour apparaître (qui, quand vient le temps où il faut reconnaître que l’expérimentation en est restée au cercle des convaincus, n’a jamais entendu un « sauveur » prétendre que la dernière chance résiderait dans un effort de « communication » : et c’est ainsi que, dans la galaxie communicationnelle, le contenant croit pouvoir passer avant le contenu).

Nous n’avons donc pas besoin que des décroissants aillent aux élections en disant : « votez pour nous et voilà les promesses que nous vous promettons de tenir ». Nous avons que des décroissants disent : « voilà les alternatives que nous sommes en train d’expérimenter et si vous votez pour nous, vous renforcerez notre droit à l’expérience minoritaire ». Bien entendu, ces élus seraient désignés à partir d’un engagement de mandature dont ils devraient rendre compte devant leurs mandants, avec le non-cumul impératif, y compris dans le temps, et un revenu limité au revenu moyen local.

Nous avons de « belles revendications », par exemple :

 Nous avons besoin de briser la triade infernale de la publicité, du crédit et de l’obsolescence programmée . Pour cela les décroissant peuvent revendiquer, pour tous les appareils et machines, une garantie PMO de 15 ans. Nous n’avons pas besoin de demander l’abandon immédiat de la voiture et de ses démesures mais nous avons besoin d’une mesure qui crée le contexte social dans lequel chaque conducteur pourra commencer à se désaliéner.

 Nous avons besoin de briser les chaînes qui connectent le travail et le revenu. Nous n’avons pas besoin d’une posture « tout ou rien » qui « exigerait » un « revenu pour tous ». Mais nous avons besoin d’une transition pragmatique vers une société ré-encadrée par un « espace écologique des revenus » (pas de plancher d’un revenu inconditionnel sans le plafond d’un revenu d’un montant maximum acceptable). C’est pour cela que nous revendiquons sans attendre en faveur d’une retraite d’un montant unique et décent dès soixante ans.

 Nous avons besoin d’inventer une Démocratie première : comment repenser l’intérêt général en faisant part à la question des communs et de la gratuité, mais sans revenir à la solution étatique ? Nous avons besoin d’une Démocratie maintenant : proportionnelle, parité intégrale, pluralisme des modes de désignation (tirage au sort, délégation, mandat impératif) et de décision (référendum, preferendum, conférence de citoyens…), mandats courts, non cumulables, révocables (bilan d’étape à mi-mandat).

5- C’est dans ces conditions que nous pouvons joyeusement expérimenter

Nous avons besoin d’expérimenter mais nous n’avons pas besoin que ces expérimentations deviennent des « réserves », c’est-à-dire des expériences réservées à quelques-uns. Nous n’avons pas besoin qu’elles fassent Sécession, qu’elles s’enferment dans l’entre-soi. Mais nous n’avons pas besoin non plus qu’elles s’enferment dans l’abstraction du terrain en pratiquant une pseudo-ouverture vers « tout le monde », au prix de la perte du sens politique et idéologique de nos projets, au prix surtout d’un aveuglement sur le potentiel réel d’essaimage de nos projets.


Nous ne vivons pas pour manger pas plus que nous ne vivons pour échanger. Mais pour vivre nous devons régulièrement manger et échanger. C’est pourquoi ni les amaps ni les monnaies locales ne sont des buts en soi qui ne pourraient trouver leur sens que dans leurs seules mises en pratiques. Si c’était le cas alors l’essaimage ne serait pas un mythe et les coupons de monnaie locale pourraient remplacer le bulletin de vote !

Les expérimentations minoritaires ne se suffisent donc pas à elles-mêmes : ce qui signifie qu’elles ne doivent absolument pas se faire passer pour ces autres façons de faire de la politique dont raffolent tant ces militants tristes qui, après avoir consommé de l’idéologie et n’être allés aux élections que dans l’espoir de prendre le pouvoir, ne pratiquent maintenant les expérimentations que pour tenter de trouver un pansement à ce qui leur reste d’engagement désabusé. Et c’est ainsi que, par abstraction (ou par suffisance, ou par oubli d’articuler les trois pieds politique de la décroissance), ils en viennent à empêcher les expérimentations sociales de s’articuler dans d’autres façons de faire de la politique et dans d’autres façons d’avoir l’ambition de penser une cohérence idéologique.

Nous avons besoin que les expérimentations minoritaires s’inscrivent dans l’horizon d’un projet radical de transformation tout en assumant le pragmatisme d’une visibilité électorale ; et tout cela doit se faire par en bas, bottom-up. Cela veut dire que l’insuffisance d’un des trois pieds ne pourra jamais être sauvée par un appel (ou une complémentarité) vers une démarche descendante ; mais, au contraire, en cherchant à s’articuler avec les deux autres pieds. Chacun des trois pieds peut ainsi nourrir les deux autres quand ils en viennent à s’essouffler : ce qui ne peut manquer d’arriver dès que l’on constate l’écart entre l’intensité des engagements requis et l’absence de transformation effective.

Car le pied des expérimentations possède, par rapport aux deux pieds, une puissance intrinsèque : qui consiste dans ce qu’on pourrait appeler une « amapisation » de nos vies quotidiennes. Il ne s’agit pas de tout régler par une amap mais il s’agit de constater que dans l’abonnement des paniers il y a une régularité et une continuité qui s’opposent frontalement à la jouissance de l’homme déréglé et à sa quête permanente de nouveauté. On ne cesse de répéter que résister c’est créer, mais si c’était plutôt répéter : et s’il s’agissait plutôt de continuer au lieu de maintenir le mythe de la rupture, de la première fois qui, comme le montre Jean-Claude Michéa, ne sont que des variantes du mythe du progrès.


Cette articulation concrète des trois pieds n’est jamais aisée. Car une mauvaise habitude revient souvent lors du boitillement d’un des pieds de vouloir y échapper en allant simplement chercher un « complément » dans un seul des deux autres pieds, et en sacrifiant le troisième. Et c’est ainsi qu’une expérimentation qui bafouille croit se sauver en se laissant récupérer par une institution territoriale (par un soutien qui certes peut être « utile » tant techniquement que financièrement) mais en repoussant aux calendes grecques l’effort de ré-appropriation citoyenne de la compréhension. Et c’est ainsi que tel parti politique croit pouvoir augmenter le nombre de ses adhérents en y intégrant les « créatifs culturels » et autres « consom’acteurs » mais sans faire aucun effort de critique radicale de ses propres présupposés idéologiques. Dans tous ces cas, c’est la même loi de l’abstraction qui prévaut : l’incapacité à accepter une articulation des trois pieds qui ne fera jamais synthèse mais qui au contraire équilibrera toujours la tentation du pouvoir chez l’un par la coalition des contre-pouvoirs entre les deux autres.


Toutes ces prises de consciences – qui renvoient psychologiquement à dos tant l’espoir que le désespoir, comme politiquement il faut sortir du face à face entre réforme et révolution – peuvent favoriser l’augmentation objective de la puissance d’agir et de comprendre dans chaque situation ; c’est cette augmentation que Spinoza nommait la « joie ».


A l’ère de l’anthropocène, cette triste époque de la révolution technologique permanente, il y a donc encore quelques « bonnes raisons » de s’engager « par le bas » dans des expériences d’accoutumance à la décroissance et de pauvreté volontaire. Et l’une de ces bonnes raisons et précisément la joie qui les accompagne, les récompense et les suscite.


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